Les Rues

 

“Las tardecitas de Buenos Aires tienen ese “qué sé yo”, ¿viste?
Salís de tu casa, por Arenales; lo de siempre, en la calle y en vos …”
Horacio Ferrer

“Me perdí en las calles, porque tenía muchos sueños y el puerto era pequeño …”
Mikis Thedorakis

Chaque ville a ses lieux et ses rues. Certaines rues sont mémorables. Mes rues mémorables (que je présente ici) sont également un patrimoine socialement construit. Rues et ville sont deux termes opposés, mais complémentaires et inséparables, ainsi, ils ne peuvent être ni expliqués ni pensés séparément.
Lire ce qui est "écrit" dans les rues et à travers cela, être capable de décrypter une ville ou une partie de ville et ses circuits ; un morceau de ville qui dépend d'une rue, par exemple. Savoir qu'une rue peut "ne pas être ce qu'elle est" … et s'aventurer à l'explorer, à la découvrir, dans un processus d' "incorporation" progressive… Les rues sont là.

Certaines rues invitent à "se laisser aller" et se laisser emporter... "habiter une rue"...
Les rues, historiquement et jusqu'à aujourd'hui, en plus d'être des voies communicantes, sont aussi des lieux de socialisation, de rencontre, de reconnaissance et bien sûr, de "circulation" ; et même de "déambulation", des lieux pour "flâner"... des lieux pour "voir et être vu". Il en existe bien sûr de tous types, tailles, longueurs, "traitements" et "genres". Les rues sont un élément fondamental des villes : elles "font la ville". En fait, il n'y a pas de ville sans rues.

Les rues impliquent également une "culture de la fenêtre" ; les fenêtres font aussi la rue, définissant une sorte de "tomographie poétique". Elles permettent de comprendre à la fois le proche et le lointain, dans le temps et dans l'espace.

Elles établissent une distinction originale entre l'espace public (la rue) et les espaces privés (les usages de chaque terrain).

Les rues sont au cœur du conflit entre les automobilistes et les citadens, ce depuis le tout début de la production de masse d'automobiles, qui ont envahi les rues et ont ainsi forcé le découpage de la ville. Les rues sont le théâtre de cette guerre qui vise à maîtriser le trafic motorisé, à réduire la pollution et les températures dans les villes, à lutter contre la périphérisation, à améliorer la qualité de l'environnement et à diversifier les fonctions en récupérant la valeur de la rue pour bien plus que "se déplacer". La voiture est l'un des principaux facteurs de la périphérisation des villes, et a beaucoup contribué à accroître la "distance" entre le centre densément peuplé et les banlieues.

Comme nous le savons, les déplacements dans les grandes villes du monde se font entre les métros, où se déplacent des "ingentes contingentes de gente", et les artères de surface, où circulent (et s'embouteillent) les voitures, qui transportent un petit pourcentage de la population.
Aujourd'hui, il est nécessaire de formuler des politiques publiques globales capables d'entraîner des changements d'habitudes. Comme le dit Thierry Paquot, sans une écologie existentielle, c'est-à-dire sans changements profonds dans les comportements individuels et collectifs, il sera très difficile de réaliser des transformations structurelles. Nous devons mettre l'accent sur la vie culturelle et sur le renforcement de l'expérience de la "rue" en tant que lieu de jouissance de la vie.
À travers ces 23 rues différentes provenant de 22 villes que je montre ici, nous pouvons apprécier les différentes fonctions urbaines qu'une rue peut assumer : sociale, culturelle, commerciale, rencontre et coexistence, " représentation ", connectivité, identité, à différentes échelles et dans différents contextes. Historique, paysager, urbain, architectural et humain. Il y a également les "routes", qui deviennent des "rues".

La rue est l'organe fondamental d'une ville, quelle que soit son échelle : petite, moyenne, grande ou territoriale. Dans son origine, la rue est étroitement liée à l'idée de "quartier" ; calle de barrio, barrio de tango, luna y misterio ... Il existe des rues de quartier et des rues de ville. Et elles sont toujours en transformation, plus rapide dans les favelas et plus lente dans la ville formelle.Les rues jouent avec la relation entre les flux et les fixes, et impliquent une conjonction de la culture universelle, de la culture locale et de la culture populaire.
Elles sont aussi l'"âme" d'une ville (qui ne se rebelle qu'à des heures tardives, selon João do Rio), le lieu collectif par excellence, où s'expriment tous les imaginaires. Elles sont "notre pain quotidien".
À un certain moment de l'histoire, les rues ont "inventé" le flâneur.

Le long de son parcours, une rue peut changer de caractère, au départ une "rue de quartier", puis une rue commerçante, en passant par des places ou des parcs, s'acheminant en une "rue du centre-ville". Et le long de ce parcours, peuvent apparaître au départ des bâtiments bas sur les côtés et se terminer par des tours dans le centre.
Les rues peuvent donc être mystérieuses, animées ou calmes, et les arbres, l'éclairage public et le mobilier urbain y sont pour beaucoup. De temps en temps, nous sommes saisis par le souvenir de l'odeur d'une rue spécifique.
Depuis la pandémie, les énormes inégalités d'accès à l'urbanité ont été plus exposées. En même temps que les unités de logement (appartements ou maisons) présentaient de sérieux problèmes, l'espace public (et tous les types d'espaces, résiduels ou non) est devenu plus pertinent, exigeant une plus grande relation avec les espaces verts (jardins, places, parcs, etc.) ainsi qu'une plus grande accessibilité à ceux-ci. Le rapport masse verte - masse bâtie est devenu encore plus critique. Et les rues ont également commencées à réclamer plus de végétation, parmi d'autres choses.
Voilà pour les rues de la "ville formelle".

Dans les favelas, c'est très différent. C'est un autre concept de "rue" (et pour le définir, il me faudrait "inventer" un concept bien précis). Et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en raison de son "origine". En général, les rues des favelas n'étaient pas "projetées". Elles ont été "fabriquées".
Dans la favela, la relation entre le "citoyen" et l'"urbain" est également complètement différente.

Dans la favela, l'essentiel de la vie sociale se déroule dans la rue, et la rue définit la manière dont le corps "se déplace" entre les obstacles de toutes sortes, en se baissant, en esquivant ...

Dans les favelas, la vie de la rue est "très puissante". Avec elles, "tout peut arriver". Les rues sont toujours remplies de gens et pleines de motos, de véhicules et de marchandises. Il y a une énorme diversité et une grande variété de constructions, mais ce qui les caractérise, c'est la continuité du bâti, de la "façade", qui, comme l'a dit Corbu, la "façade" n'est rien de plus que la coupe. Tout est toujours en mouvement, en transformation permanente (au moment précis où vous lisez ce texte, tout est en train de se transformer).
La relation public-privé est très fluide et les intériorités de chaque construction sont "perforées". Comme il n'y a pas d'espace public en tant que tel, ce qui existe c'est l'interstice entre les bâtiments, c'est pourquoi il n'y a pratiquement pas de trottoir, et chaque espace vide est toujours "occupé".
Il n'y a pas d'"habillage" des façades ; il y a des bâtiments entrants et sortants, car il n'y a pas d'"ordonnance" municipale qui s'applique dans la favela. La loi de la "ville formelle" ne s'applique pas. Les rues des favelas sont des rues sans prétention, car elles se renouvellent comme la vie elle-même. Elles sont le simple produit des choses ; elles sont des fragments de fragments ...
Les rues des favelas sont rarement "droites" ; elles sont généralement sinueuses, suivent la topographie et présentent des largeurs variables.
Chaotiques, les rues et les escaliers exigent que l'on regarde toujours en bas, car ils sont très irréguliers et il est facile de trébucher dessus. Dans les escaliers, les marches sont toutes de hauteurs différentes et donc imprévisibles lorsqu'on les monte ou les descend. Dans les rues des favelas, il y a toujours beaucoup d'enfants qui jouent.
L'extension et la transformation sont les caractéristiques de la favela ; un devenir permanent et extensible de la matière ...
Ainsi, les rues, qu'elles soient situées dans la ville formelle ou informelle, sont un élément structurant du tissu urbain et en sont indissociable.

Les différents types de rues constituent l'âme d'une ville et sont également des archives, des catalogues retraçant l'histoire d'une société, ses devenir et ses avatars au fil du temps ...

1. La rue "murada da Urca" à Rio - C'est une "rue" très particulière. Elle est la seule de ce type parmi les 23 que je prends comme références dans ce texte. La rue sinueuse d'Urca fait office de "frontière" pour le quartier. Elle comprend les maisons d'un côté et le paysage, l'"environnement" de l'autre. Car il ne s'agit pas seulement d'une belle vue, mais d'un ensemble : rues-bâtiments-paysages-nature-échelle humaine-piétons. Elle est en ce sens, un "modèle", une référence pour les rues du XXIe siècle.


Cette rue est véritablement un lieu de "consommation de paysage", en toute convivialité.

 

2. Buenos Aires possède de nombreuses rues piétonnes, propices à la "flânerie", à la promenade dans la "dérive" baudelairienne. D'abord, la légendaire "rue Corrientes", des cinémas, des théâtres, des librairies, des cafés du coin... Sociabilité, agitation, culture, urbanité. Et puis il y a les jolies rues de Palerme, et "les callecitas de Buenos Aires ...".

 

3. São Paulo, une mégapole avec d'innombrables "enclaves" intéressantes.  La rue Augusta est une sorte de "représentation" de San Paolo. Au fil du temps, elle a connu des hauts et des bas historiques. Elle accueille un large spectre socioculturel et architectural, avec des points d'"accélération et de décélération" dans la "pauliceia desvairada". Elle compte des sections de vie sociale intense, configurant différents lieux, ainsi que des parties "maudites".

 

4. Mexico City - Le quartier de Coyoacán, et la rue Vallarta, avec ses maisons colorées, vivantes et multifonctionnelles, où le passé et le présent "cohabitent", elle conserve une échelle urbaine, un rythme paisible, une végétation, des bâtiments bas et une place de "petite ville". À Coyoacán, il est très agréable (et "sans danger") de se promener dans ses rues.

 

5. Rome, la "ville éternelle", se confond avec l'histoire de "la rue" elle-même. La "Via del Corso", qui commence à la Piazza del Popolo et se termine à la Piazza Venezia, est une sorte de synthèse "intemporelle" de la rue et de l'"urbanité".

 

6. Tokyo - Dans cette mégapole, je choisis une "callecita". L'image dit tout. Cette merveilleuse "rue" est une rue "sans nom", qui est une pure habitation ; un "salon urbain", jolie (on dirait un kimono), accueillante, intime, "prête-à-porter". Il suffit d'y aller et de "s'imprégner de l'endroit"...

 

7. Paris, avec ses nombreuses rues piétonnes, est  travers la rue Mouffetard le portrait d'une rue "domestique" qui invite à la parcourir, avec ses primeurs et ses fromageries sur le trottoir, les tables des restaurants des deux côtés des immeubles, les petites places avec des fontaines, les auvents des magasins, quelques arbres, les vieux lampadaires, les cyclistes, le sol en pavé parfaitement plat et de nombreuses façades d'immeubles intéressantes (principalement commerciales) de 3 ou 4 étages.

 

8. New York City - La "big apple" compte également de nombreux lieux piétons. L'un d'entre eux, MacDougal Street dans Greenwich Village, très intéressant. Avec ses boutiques, ses galeries et ses bars, c'est une rue "pour flâner". Le rythme est lent, différent du reste de Manhattan, c'est une rue heureusement avec peu de voitures, très agréable pour "aller et s'arrêter", sans être pressé, profitant du lieu.

 

9. Barcelone, la Rambla de Poblenou, est un lieu pour flâner, pour "voir et être vu", à taille humaine, avec son magnifique bosquet, qui sert de "parapluie" au-dessus des tables et des passants.

 

10. Rosario - Une ville avec une grande façade sur le fleuve Parana, avec beaucoup de vie de rue, où la rue Cordoba, sa très longue artère centrale, change de configuration le long de son parcours de 8 km, qui traverse 6 quartiers. Lorsqu'elle atteint la zone centrale, elle acquiert une grande intensité d'utilisation, elle devient une rue piétonne peuplée de bars, de restaurants, de librairies, de galeries, et de cinémas. C'est une "rue citadine", très vivante, qui fonctionne comme un lieu de rencontre pour les habitants de la ville. Aujourd'hui, c'est surtout le secteur situé entre Bulevar Oroño et la rue Corrientes, appelé Paseo del Siglo, qui est le lieu de promenade.

 

11.Beyrouth - Malgré toutes les destructions accumulées (bâtiments bombardés et vides à côté de bâtiments en parfait état fonctionnel), la ville a beaucoup de vitalité, et ce malgré les klaxons constants des automobilistes, qui sont toujours mal élevés. Cette rue étroite, bien entretenue et aux proportions agréables, située dans la partie basse de la ville, présente encore des traces d'avant-guerre, il est agréable de s'y promener.

 

12. Montevideo - La ville de Montevideo, avec son "rythme provincial", possède de nombreuses rues agréables et praticables. Parmi elles, la rue piétonne Sarandí. Globalement, les rues de Montevideo sont bordées d'arbres et il est très agréable de s'y promener.

 

13. Londres est ce que l'on pourrait appeler une "ville civilisée". Les transports publics fonctionnent très bien et il est possible de marcher partout dans la ville. Il y a de nombreux endroits pour "flâner" et les places et parcs sont très agréables. Une rue particulièrement intéressante est Brick Lane, qui n'est pas tant pour marcher que pour " observer ", avec les voitures " apprivoisées " d'un côté et le vélo dans la rue (civilisée, mais ce serait évidemment bien mieux, s'il n'y avait que des piétons et des vélos).

 

14. Berlin, la "ville divisée" par excellence, ou il a été tenté de "recoller les morceaux" au cours des dernières décennies. Il y existe de nombreux endroits et rues accessibles à pied. Berlin se "réinvente" constamment, dans tous les sens du terme. Et il y a de bons et de mauvais endroits. Parmi les mauvais, la Potsdamer Platz, avec son exhibitionnisme gratuit d'"architecture et de technologie". Un bon endroit est Husemannstrasse, près de Kollwitzplatz.

 

15. Marrakech - Les vraies rues praticables de Marrakech sont celles de la Kasbah, étroites et très animées, encombrées de toutes sortes de produits et de parfums, munie de "auvents et des parasols de paille" le long du chemin ; ce sont des lieux de "consommation visuelle". Ce sont des rues étroites où les gens se rencontrent pour parler, marcher et manger au fur et à mesure. Elles ont un "mystère" qui leur est propre.

 

16. Lisbonne - À Lisbonne, les rues ne servent pas tellement à "marcher", mais plutôt à "aller" vers certains endroits. Le Chiado, la "ville haute", la Baixa Pombalina, etc. L'une des rares rues praticables de Lisbonne est la Rua Augusta, en plein dans la Baixa Pombalina, avec toute sa civilisation et sa convivialité, différenciant par la conception du sol, les zones pour circuler et les zones pour rester.

 

17. San Francisco - Est l' « autre » ville d'Amérique du Nord. Comme New York, elle est vivante, très chaleureuse, et pleine de lieux intéressants, avec ses collines et sa sky line inoubliable. Powell Street est très conviviale, courte, dotée du charme de ses tramways, de ses larges trottoirs bordés d'arbres, de son échelle conviviale, de sa civilité et de ses bâtiments très sobres et dignes.

 

18. Tbilissi, Géorgie - Cette rue piétonne de la ville de Tbilissi est pratiquement une "rue cantine" dans un espace public à échelle humaine.

 

19. Madrid - À Madrid, il y a de nombreuses rues praticables à pied, de toutes largeurs, certaines piétonnes et d'autres ouvertes à la circulation automobile. La Gran Via, comme son nom l'indique, est une voie de circulation structurante qui, ces dernières années, a été transformée pour améliorer les voies piétonnes en élargissant les trottoirs, mais qui compte encore trop de véhicules. Dans les décennies à venir, elle deviendra probablement essentiellement réservée aux piétons et aux cyclistes, suivant ainsi la tendance irréversible vers la suppression des voitures dans tous les centres-villes.

 

20. Mumbai - Les rues encombrées et chaotiques de Mumbai mettent au défi toute forme de "planification" et de "commande" possible. Ou presque impossible. Le mélange indifférencié de véhicules, de personnes et d'activités de toutes sortes dans les rues crée une expérience et un "paysage" uniques.


21. Le Caire - C'est une ville littéralement "sans rues", juste des "évacuations" de voitures. C'est un démembrement total produit par les innombrables viaducs qui sillonnent et déchirent le tissu urbain. En réalité, il n'existe pas de "tissu urbain". Seulement des restes, des îlots entre les viaducs, où le piéton est à peine un survivant, avec des espaces étroits pour marcher, pourvu qu'il ne soit pas écrasé par une voiture ou une moto. Au Caire, il est urgent de tout "réinventer". La zone du Grand Marché est le seul endroit où vous pouvez marcher (en évitant les motos, bien sûr). Les seuls endroits "civilisés" du Caire, hormis le marché, sont le musée archéologique, l'université du Caire et la grande mosquée. Il vaut mieux oublier le reste. Au Caire, les rues ne font pas une ville, elles ne font rien.

 

22. Rocinha - La plus grande favela de Rio. Avec une vie sociale très intense, ses 100 000 habitants constituent une ville dans la ville. Un enchevêtrement de rues (et de câbles) définit un paysage à part entière. Vue depuis l'autoroute (qui passe également en contrebas) et depuis la plage, les bâtiments Situés sur le versant d'une colline assez élevée, se présentent comme une "grande façade informelle". Elle comporte toutes sortes de "rues", de ruelles, de passages, d'escaliers, etc. La Rocinha est, en soi, un formidable point de vue sur le paysage naturel et bâti (la "ville formelle").

 

23. Rue-route à Takayama, Japon - Dans de nombreux cas, au fil du temps, un certain nombre d'utilisations dispersées le long d'une route se regroupent et forment l'embryon d'un noyau urbain où la route devient une rue, bien que les gens continuent à marcher le long de la rue-route. Avec le temps et les années, les constructions sont également modifiées, voire remplacées par d'autres qui viennent former une "façade urbaine". C'est le cas de ce village de Takayama, et c'est aussi le cas de nombreux petits groupements dans le monde, qui au cours de l'histoire se sont transformés en villes.


Traduit par Emmanuelle POIVET